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  • Nicolas Lorenzo Vinette

Le curriculum vitae anonyme


Est-il possible de guérir une épidémie à l’aide de simples pansements?

Vous peinerez à trouver un professionnel de la santé qui vous proposera un remède aussi simple pour une situation aussi grave.

Or, que devrions-nous penser de la suggestion de certains politiciens de s’attaquer à la discrimination systémique en adoptant un système de curriculums vitae anonymes?

Encore une fois, je crois que vous peinerez à trouver un expert sur la discrimination systémique qui vous assurera qu’une telle approche engendrera les effets escomptés.

Or, de nombreux acteurs, tant gouvernementaux que de la société civile, proposent l’adoption de cette initiative comme moyen de mettre fin à la discrimination systémique dans un domaine où ses effets se font le plus ressentir.

Il est toutefois incontestable que des actions doivent être prises. Une étude entreprise sur le marché de l’emploi montréalais par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse a mis en lumière une fâcheuse pratique des employeurs, soit que les personnes postulant ayant un patronyme franco-québécois ont 60% plus de chance d'être invitées à un entretien d'embauche que si leur patronyme était d’origine africaine, arabe ou latino-américaine. Bien que ce ne soit pas l’unique facteur, d’autres statistiques tendent à démontrer que les personnes immigrantes affichent un taux de chômage qui est presque le double des Québécois nés au Québec.

La juge Abella, dans le Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi, écrivait ceci en 1984 : « C'est une erreur de penser, comme le font certaines personnes, que la raison principale du sous-emploi des femmes, des autochtones, des personnes handicapées et de certaines minorités est leur manque de qualification. Peut-être est-ce là l’une des raisons, mais elle vient certainement en second lieu derrière le mur subtil et puissant de la discrimination systémique entourant les possibilités d'emploi ». Tristement, nous sommes toujours à la case départ 33 ans plus tard.

Un cas illustrant bien la réalité quotidienne vécue par certaines personnes racisées est celui de Mohammed, un immigrant marocain arrivé au Québec en 2011. Ce dernier avait près de 10 ans d’expérience dans son domaine au Maroc, a participé à une formation de mise à niveau afin d’obtenir un maximum de qualifications et a tout fait pour être en mesure de s’intégrer à son nouveau milieu. Nonobstant qu’il ait gradué en comptabilité d’une université québécoise en 2014, aucun employeur ne l’a convoqué aux fins d’une entrevue d’embauche quoiqu’il ait envoyé plus d’une centaine de curriculum vitae.

« Je n’ai reçu aucune réponse, autre que des messages automatiques de réception, se désole Mohammed. J’ai pourtant utilisé plusieurs stratégies. J’ai appliqué à des postes affichés, j’ai fait des envois spontanés, je me suis présenté en personne, j’ai demandé l’aide d’une agence de placement. Rien n’y fait. »

Malheureusement, la situation de Mohammed est loin d’être un cas exceptionnel. J’ai eu le cœur brisé lorsque j’ai appris que certaines personnes racisées, afin d’éviter de vivre une situation semblable, décident de changer leurs noms dans leur curriculum vitae. Raul, Yassine, Fatima, Alejandra et Mohammed deviennent Roger, Patrick, Stéphanie, Juliette et Robert. Ils se sentent obligés de nier leur origine, leur culture, leur histoire, leur passé et se perdre en s’assimilant à la majorité uniquement pour bénéficier du droit d’exercer un gagne-pain.

Pour ses motifs, nous devons trouver une solution à ce grave problème. Néanmoins, et pour plusieurs raisons, cette solution n’est pas de favoriser l’utilisation d’un curriculum vitae anonyme.

À première vue, il est facile de s’imaginer que plus de personnes racisées seront convoquées à des entrevues d’embauche. Pourtant, ceci ne ferait que retarder l’inévitable, transposant le même phénomène d’exclusion à la prochaine étape du processus d’embauche. Au lieu de vivre un rejet en raison de leur nom dans leur curriculum vitae, les employeurs leur confirmeront que le problème est l’essence même de leur être. De ce fait, les stigmates que nous tentions d’éliminer ne font que s’accroitre, d’où la nécessité d’aller au-delà du simple pansement.

En vertu de l’ampleur de la discrimination systémique, il faut proposer un remède de taille. La Commission des droits de la personne et de la jeunesse juge que ces mesures de redressement doivent « elles-mêmes revêtir une dimension systémique visant des réparations à hauteur du préjudice, compte tenu des effets tenaces et pernicieux de cette forme de discrimination ».

Par conséquent, il est nécessaire de s’attaquer à la source du problème en faisant reconnaitre aux employeurs que leurs pratiques, qu’elles soient volontaires ou involontaires, sont inacceptables dans une société protégeant le droit à tous d’être égaux.

Quelques mesures visant à accomplir ce but ambitieux pourraient être de favoriser l’éducation sur le droit à l’égalité auprès des jeunes et des employeurs, élargir la portée des programmes d’accès à l’égalité en matière d’emploi afin qu’ils s’appliquent à un plus grand nombre d’employeurs, des programmes récompensant les entreprises ayant de bonnes pratiques en matière d’emploi, faciliter la reconnaissance des acquis pour les nouveaux arrivants, etc.

Il est vrai qu’il n’existe pas de solution miracle, mais une chose demeure certaine : un pansement ne nous permettra pas de guérir cette épidémie.


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