- Rayene Bouzitoun
Une approche intersectionnelle en droit antidiscriminatoire
Dernière mise à jour : 2 juin 2020
Une approche intersectionnelle en droit antidiscriminatoire Spectateurs d’une montée phénoménale de la droite politique, à l’aube de la naissance de nouvelles dispositions législatives limitant la jouissance de la liberté réelle de groupes déjà marginalisés, il importe de se questionner sur l’état de notre droit antidiscriminatoire qui sera, dans les années à venir, remède à bien des maux. Les théoriciens actuels vantent les mérites d’une approche dîtes intersectionnelle ou « contextualisée » en opposition à la procédure de catégorisation par motif simple toujours utilisé à ce jour par les tribunaux dans les recours en discrimination.
L’approche intersectionnelle reconnaît les formes de discrimination découlant d’un imbriquement de plusieurs motifs. Elle permet, entre autres, d’offrir un remède juridique aux victimes de discrimination qui ne peuvent être relayés à une catégorie rigide et étanche existante, mais qui sont réellement produit unique d’un environnement et d’une histoire que le droit actuel n’a pas explicitement prévu. Dans cet abord contextualisé du droit antidiscriminatoire, on évolue d’une certaine formalité bâtie au courant des époques pour se rendre vers une approche subjective prenant en considération la réalité propre de chaque individu et leur expérience sociale de la discrimination plutôt que de se limiter à leurs caractéristiques physiques, par exemple.
Le berceau de ce concept est le mouvement des droits civiques aux États-Unis. Les femmes noires, souhaitaient nuancer le mouvement pour ajouter les contrastes nécessaires à la réalité discriminatoire quand cette dernière découle de fondements multiples. Elles défendaient qu’à titre de femmes noires, elles devaient non seulement faire face aux réalités du racisme, mais également composer avec le sexisme qui, à l’époque, était le seul traitement qui s’appliquait au-delà des barrières d’ethnicité. La dynamique de l’interaction de ces deux motifs répond à la fameuse maxime selon laquelle le tout dépasse la somme des parties et donc la réalité de la femme noire était si unique, que transposée dans la société d’aujourd’hui, à l’état du droit actuel, les recours de ces femmes se verraient réduits aux motifs déjà verbalisés dans une jurisprudence antérieure et les tribunaux seraient amenés à conclure en faisant abstraction de l’interaction des deux sources de discrimination dont l’effet sur l’expérience de la victime est loin de représenter une coïncidence.
Au Canada, le concept a atterri en 1993 dans l’arrêt Canada c. Mossop. Dans ce pourvoi, le plaignant, un homme homosexuel, était un employé du gouvernement fédéral qui a dû s’absenter une journée pour motif de décès d’un parent de son conjoint. La convention collective prévoyait une disposition relative à un congé de deuil en cas de décès de la «proche famille» et dans la définition de cette expression on inclut un conjoint de droit commun qui devait être de sexe opposé. Le plaignant a porté plainte pour discrimination, ce que le tribunal des droits de la personne a reconnu comme étant une discrimination fondée sur « la situation de la famille », conclusion renversée par la Cour d’Appel. Une fois rendue en Cour Suprême, la juge Heureux-dérubé, dissidente, a statué en introduisant une approche contextualisée :
« [...] il peut y avoir chevauchement entre diverses catégories d’actes discriminatoires, et […] certaines personnes peuvent être depuis toujours victimes d’exclusion pour motif fondé à la fois sur la race et le sexe, l’âge et un handicap physique, ou toute autre combinaison d’actes discriminatoires. La situation de personnes qui sont victimes d’actes discriminatoires multiples est particulièrement complexe […] Classer ce genre de discrimination comme étant principalement fondé sur la race ou sur le sexe, c’est mal concevoir la réalité des actes discriminatoires tels qu’ils sont perçus par les victimes ».
La terminologie de l’intersectionnalité a été reprise dans plusieurs domaines. Chacun a modelé le concept de manière à le mettre au service de son art. Or, le noyau du paradigme demeure : la réalité se cache dans la zone grise et cette dernière n’est pas constituée d’une juxtaposition de noir et de blanc, mais bien d’un mixte des deux couleurs. Il convient donc de pousser les limites du droit actuel de manière à rendre l’objectif du législateur, de créer un climat sociétal où il fait bon de vivre, réalisable et à assurer que la complexité de l’expérience sociale de la discrimination puisse trouver refuge dans les recoins de la législation existante pour, par la suite, pouvoir identifier les besoins en matière de réforme des textes en vigueur.
Loin d’être exhaustive, cette analyse souhaite modestement initier une réflexion. Les débats socio-politiques entourant le port de signes religieux des fonctionnaires, les enjeux auxquels font face les communautés LGBTQ+ et nombre d’autres réalités de notre quotidien peuvent prendre un vent de fraîcheur lorsque analysées sous une approche contextualisée. Calquer cette dernière et l’appliquer au droit antidiscriminatoire marquerait une évolution majeure de ce droit qui permettrait de considérablement s’adapter aux sociétés pluri-identitaires actuelles.